Flèche Bulletin numéro 12
Septembre 1966

 Raoul GERMOND

 

 

Le mariage et la mort d’Elizabeth Pillot, épouse de jacques Challe.

On sait à quel point la population de Mauzé fut atteinte par la Révocation de l'édit de Nantes. Les protestants n'y étaient peut-être pas les plus nombreux, mais ils étaient certainement les plus actifs, les plus riches et les plus influents. Quelques-uns se résignèrent à l'émigration; la plupart, sinon la totalité des autres, pour ne pas être dépouillés de leurs biens, prirent le parti d'abjurer.

Il est à peine besoin d'ajouter que ces "nouveaux convertis", comme on les appelait, n'avaient confessé la foi catholique que du bout des lèvres. Seule la menace de sanctions redoutables les avait amenés à accepter et, dans une certaine mesure, à pratiquer une religion que du fond du cœur ils rejetaient. Sans doute pouvaient-ils s'abstenir d'assister aux offices, ne pas s'approcher des sacrements. Mais, en ce cas, s'ils désiraient se marier, la bénédiction nuptiale, leur était refusée et leurs enfants, lorsqu'ils les présentaient malgré tout au baptême pour qu'ils fussent inscrits sur les registres de l’État civil tenus par les seuls curés, leurs enfants étaient déclarés illégitimes, nés d'un concubinage scandaleux.

Et quel trouble, quelle angoisse, quand un des leurs touchait à sa fin ! Si la communion n'était pas exigible des nouveaux convertis dans le cours de leur vie, la déclaration royale du 29 avril 1686 l'avait prescrite à l'article de la mort. Que le mourant la refusât, il devenait de ce fait relaps, et les conséquences étaient terribles : en cas de décès, procès au cadavre; peine de galères en cas de guérison; dans les deux cas, confiscation des biens et sanctions rigoureuses contre l'entourage.

Au début de 1723 avait été signé un contrat de mariage entre Dlle JeanneEisabeth Pillot, fille de Jacob Pillot de Beauretour, maître-chirurgien, et Jacques Challe, marchand, demeurant à la Douhe, veuf de Marie Guillon (1). Le 25 mars, le futur se pourvut devant l'évêque de La Rochelle pour obtenir dispense de deux des trois publications de bans prévues. Cette dispense lui ayant été accordée aussitôt, le sieur Challe requit Mre Pierre Masson, curé de St-Pierre, de bien vouloir procéder à l'unique publication nécessaire et bénir ensuite l'union du couple, sur le vu du certificat de catholicité et d'accomplissement du devoir pascal que l'un et l'autre des futurs époux avaient obtenu du prieur curé de Gram.

Le prêtre, ayant accepté sans aucune remarque l'extrait du contrat et les certificats du prieur, les intéressés pensaient qu'il allait, selon la coutume, publier leur mariage dès le dimanche suivant, au cours de la grand-messe paroissiale. Il n'en fut rien. Ce que voyant, ils se rendirent- le 29 mars - à la maison curiale, accompagnés de Me Pillard, notaire, et requirent le sieur curé de procéder sans retard à la publication des bans et, ensuite, à la bénédiction nuptiale ou, sinon, de les autoriser sans se pourvoir devant le seigneur évêque de La Rochelle pour obtenir de sa Grandeur que le prieur de Cram pût bénir leur union.

Mre Pierre Masson convint que le sieur Challe et la Dlle Pillot lui avaient montré un certificat du prieur-curé de Cram attestant qu'ils avaient accompli leur devoir pascal, mais il ajouta qu'il avait tout lieu de croire que si les intéressés avaient satisfait à ce devoir - et pourquoi à Cram et non à Mauzé ou ils demeuraient ? - c'était uniquement pour obtenir la célébration de leur mariage à l'église. Il avait, en effet, constaté que le sieur Challe ne s'approchait que très rarement des sacrements et quant à la demoiselle Pillot, elle n'avait jamais accompli ses devoirs religieux depuis qu'il était curé de la paroisse, et il avait appris qu'il en était ainsi du temps de son prédécesseur.

Ne l'avait-il pas interrogée pour savoir si elle entendait dans la suite, vivre en bonne catholique ? Et qu'avait-elle répondu ?

Qu'elle ne voulait rien promettre, qu'une fois mariée, elle en userait comme elle le jugerait à propos. Dans ces conditions, le sieur curé avait cru devoir avertir le seigneur évêque de La Rochelle et il attendait les ordres de Sa Grandeur. Cette réponse ayant été prise par le sieur Challe et la demoiselle Pillot pour un refus, ils demandèrent au notaire de leur en donner acte.

Le seigneur évêque était-il plus indulgent, plus tolérant que le sieur curé ? Le fait est que le mariage fut célébré quelques jours après, le 8 avril. Mais le couple était désormais rangé dans la catégorie de ceux que le curé appelait "ses paroissiens malgré eux".

Moins de deux ans après, Jacques Challes requérait de nouveau le nota es circonstances, cette fois, beaucoup plus graves :

Lorsque Me Pillard arriva à la Douhe, il y trouva le deuil et l'angoisse. Élisabeth Pillot, qui avait, la semaine précédente - et fort heureusement, semblait-il - mis au monde un enfant, venait d'être emportée-par un mal qui avait surpris tous les siens. Nul de nous, expliqua le marchand au notaire ne la croyait si proche de la fin, de telle sorte qu'elle n'a pu recevoir les secours de la religion ... L'acte notarié dit exactement : de la religion en laquelle elle était née et avait vécu, mais on peut se demander si ces derniers mots avaient été prononcés réellement par le mari ou pieusement ajoutés par le secourable Me Pillard. Le sieur Challe avait pourtant mandé Mr. Le Curé, mais celui-ci était arrivé "dans le temps que le mal était extrême". C'est pourquoi la mourante n'avait pu recevoir les sacrements (si nécessaires en cette occasion, ajoute encore l'acte. Même remarque que ci-dessus). Le mari en exprimait un grand regret. Il avait tenu a déclaré devant notaire tout ce qui s'était passé Afin qu’on ne put aucun tort ni blâme." Une vive inquiétude perceptible dans le son de sa voix. Elle n'échappa point au notaire qui, comme nous l’avons vu, s'efforça de donner à la déclaration dont on lui demandait acte un tour aussi convaincant que possible.

Mais le 12 février suivant, une lettre du Procureur du Roi à la résidence de La Rochelle ordonnait l'ouverture d'une information contre la mémoire de feue Jeanne-Élisabeth Pillot, de son vivant femme du sieur Challe, laquelle était décédée contre les dispositions de la déclaration royale du 14 mai 1724.

Qu'allait-il résulter de cette information, sur la gravité de laquelle personne ne pouvait se méprendre ? Le premier témoin entendu fut Claude Robert, dit La Liberté, dragon de la compagnie colonelle du régiment Deplelo qui était alors en quartiers d'hiver à Mauzé. Hâtons-nous d'ajouter que ce militaire se trouvait fortuitement à la cure lorsque la matrone était venue prier le curé de se rendre à la Douhe pour y administrer les derniers sacrements. Comme on lui disait que la malade était dans un extrême danger et qu'il n'avait pas le temps d'envoyer quérir le sacristain, le prêtre avait demandé au dragon de l'accompagner.

C’est ainsi que celui-ci était entré dans la chambre de la dame Challe. Il déclara dans sa déposition avoir entendu le sieur curé dire à la malade qu’il était bien fâché de son affliction et lui demander si elle ne voulait pas recevoir les sacrements de la religion catholique, apostolique et romaine. À quoi elle répondit que non. Vous les avez pourtant reçus autrefois, dit le prêtre.

Elle répondit que, depuis, elle avait réfléchi. Alors le curé dit qu'i1 allait invoquer le secours du ciel pour sa conversion; mais elle lui demanda de ne pas lui parler davantage et se tourna de l'autre côté. Le prêtre continuait pourtant de l'exhorter, mais le déposant ne put distinguer ses paroles. Il l'entendit seulement répéter avant de quitter la pièce : Vous ne voulez donc pas ? Je prierai Dieu pour votre conversion.

La jeune servante de la maison, Marie Martin, âgée de 21 ans, interrogée à son tour, déclara qu'elle ignorait dans Quel sentiment de religion était morte sa maîtresse. Elle l'avait bien entendue répondre au curé qu'elle voulait mourir dans sa religion, mais ne savait pas de quelle religion la dame voulait parler.

Elle aussi avait entendu la dernière phrase de la mourante : il ne faut pas me parler davantage.

La matrone, qui s'appelait aussi Élisabeth Pillot, mais n'était pas parente de la défunte, déposa ensuite. C'était le sieur de Beauretour, dit-elle, qui lui avait demandé d'aller quérir Mr. Le Curé. Elle confirma les refus répétés que la mourante avait opposés aux demandes et exhortations du prêtre.

Celui-ci fut entendu le dernier. Sa déposition recouvre exactement celle du militaire, mais elle montre, en outre, que la malade était en possession de toute sa lucidité. Ainsi, le prêtre lui ayant dit en arrivant à quel point il était peiné de la voir en cet état, elle répondit qu'elle lui était fort obligée.

Mre Pierre Masson ne put que redire, après les autres témoins, à quelle obstination il s'était heurté, mais il lui appartenait de souligner la force et le sens de ce suprême refus. Comme je la pressais, dit-il de prendre le chemin du ciel qui est la profession de la religion catholique, elle me répondit hardiment qu'elle n'en voulait rien faire, qu'elle désirait mourir sans cela et qu'il était inutile de lui en parler davantage.

Si on replace dans le climat spirituel de l'époque, ce dialogue entre un prêtre dont le devoir est de tout faire pour que soient acceptés les sacrements de la religion catholique et une mourante qui s'obstine à les refuser parce qu'en ces derniers instants elle retourne à la foi protestante qu'elle a toujours gardée au fond d'elle-même, on ne peut en nier le caractère dramatique.

Ainsi Jeanne-Elisabeth Pillot était morte relapse.

Qu'allait-il en résulter pour les siens ? L'information contre sa mémoire avait montré que de son attitude dernière elle seule, en toute justice, portait la responsabilité. Ses proches n'avaient-ils pas fait appeler le prêtre dans le temps qu'elle était encore parfaitement lucide ?... D'autres considérations furent-elles retenues ? Le père de Jacques Challe était le fermier général des Feuillants de Poitiers pour les prieurés de Mauzé. Quoi qu'il en soit, sans qu’on ne puisse rien affirmer, il ne semble pas que le marchand ait été l'objet de graves sanctions.

Il était veuf pour la seconde fois. Il n'avait que 58 ans. L'année suivante, il épousa Jeanne Guionnet, âgée de 23 ans.

Pauvre Elisabeth Pillot ! Souvent, lorsque, passant par la rue du Pavillon, j'aperçois la cour de la Douhe, j'évoque ce prêtre courbé sous le vent d'hiver, se hâtant vers la porte que surmonte une sentence biblique, suivi d'un insolite dragon ....

Il est à la mode aujourd'hui d'aimer les vieilles pierres. Ne s'y attache-t-on pas davantage lorsqu'on connaît quelque passage de la longue histoire qu'elles pourraient nous raconter ?

(1) Jacques-Abraham Challe était fils de Samuel Challe et de Marie Bastard. Sa sœur Marie-Élisabeth avait épousé François Formentin (v. bulletin n° 5).