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Bulletin numéro 3 |
Juin 1964 | Raoul Germond |
Collecteur de la taille
On sait que la taille, sous l'Ancien Régime, était l'impôt roturier par excellence que payaient seuls bourgeois, artisans et paysans, tandis que les nobles et les gens d'église en étaient exempts. Sorte d'impôt sur le revenu, elle était grossièrement répartie, d'après la fortune présumée, par des collecteurs choisis à tour de rôle entre les habitants de la paroisse.
Dans un petit bourg comme Mauzé on se connaît assez bien les uns les autres. Sur l'importance d'un revenu, il devait être, alors plus difficile de tromper ses voisins que, de nos jours, l'inspecteur des contributions. On s'y ingéniait cependant. Les taillables d’il y a deux siècles étaient encore moins sincères que les contribuables d'aujourd'hui et beaucoup plus récalcitrants. On dissimulait, on protestait, on criait miserai. L'intendant était assailli de plaintes et de demandes de détaxe, ses services se contentaient le plus souvent de retourner la requête aux collateurs de la paroisse, en les priants "d'y avoir tel égard que de raison et de rendre justice". Fort bien, mais répartir selon la raison et l'équité un impôt auquel la plupart des assujettis cherchaient à se dérober était une mission difficile, délicate, féconde en tracas et en désagréments et généralement peu enviée. "Pour qu'on ne pût leur imputer aucun blâme ni abus", les taxateurs malgré eux ne manquaient pas de consulter le "général de la paroisse", autrement dit : l'assemblée des habitants, sur toutes les protestations et requêtes qui leur avaient été soumises par voie d'huissier ainsi que sur les diverses difficultés qu'ils pouvaient rencontrer dans leur tâche.
Chaque année, un dimanche, après que le syndic leur avait "mis entre mains" les significations, plaintes et requêtes concernant l'assiette de la taxe, nos collecteurs requéraient donc un notaire d'avoir à se transporter devant la porte de l'église St Pierre , a l'issue de la grand-messe, et quand le son de la cloche avait rassemblé une grande partie des habitants - la majeure et la meilleure partie, disent parfois les actes - on se dirigeait vers les halles voisines pour y délibérer.
Certains cas étaient vite réglés. Voici Mathurin Brizard, soldat de milice, qui ne possède rien. Il sera tout naturellement rayé du rôle. La veuve de Charles Roux a fait signifier qu'elle ne possède de la succession de sa mère qu'une petite maison lourdement chargée d'une rente hypothécaire et qui sert actuellement de caserne. C'est bien simple : puisqu'elle est héritière de sa mère pour une tierce partie, elle paiera la tierce partie de ce que payait sa mère. Etc. etc.
D'autres cas donnent lieu à des discussions passionnées. Il s'agit de ne pas se laisser prendre aux astuces de tel homme d'affaire particulièrement malin qui sollicite ou réclame une détaxe aux dépens de la communauté. Le sieur Mathé, par exemple, prétendant qu'il est taxé à la fois en la paroisse d'Usseau et en celle de Mauzé, a obtenu -dans quelles conditions, on se le demande- un jugement rendu par défaut contre le syndic et qui ordonne sa radiation du rôle de Mauzé. Les habitants vont-ils être dupes ? La situation de fortune du dit Mathé est bien connue. Il est l'hôte de la Croix-Blanche, une des auberges les plus importantes du bourg (l), et par ailleurs il trafique de tout. On peut même considérer que l'année précédente, il n'a été taxé que fort médiocrement. Il continuera de figurer au rôle de la taille et s'il faut plaider, on plaidera.
Le sieur Roulleau voit de même sa protestation écartée. Il avait cru habile de prendre la ferme des vins de la seigneurie de Mauzé sous le nom de Guillot, son brûleur. Mais on a fort bien compris que le dit Guillot n'avait fait que prêter son nom. Le sieur Roulleau est actuellement "maître de tous les vins qui sont au château de ce lieu“; il sera taxé en conséquence.
On n'est pas insensible à la requête de Jeanne Mounier qui sollicite sa radiation car elle ne possède presque rien et est affligée "d'un catarrhe sur presque toutes les parties du corps".
La décision est laissée "à la prudence des collecteurs". Mais on ne prend pas en considération les plaintes de la dame qui n'a pu trouver de métayer pour sa métairie et est obligée de la laisser chômer. Elle sera taxée comme a l'ordinaire. Taxe aussi le sieur Pillot qui prétend qu'on ne doit pas le comprendre aux rôles de la présente année parce qu'il est directeur de la Poste aux lettres. Quant au sieur Jean Bourdon, chirurgien, qui s'était adressé à l’intendant de la Rochelle pour être imposé proportionnellement à son état, vu qu'il est goutteux, sa signification par voie d'huissier provoque des rires et des exclamations. Rien d'étonnant à ce qu'il soit goutteux. Il n'a qu'à moins manger. Taxable, taxable !
On est un peu monté, d'ailleurs, contre les chirurgiens. En 1757, il y en a quatre à Mauzé, le dit Jean Bourdon, Jean-David Fraigneau, Louis Bourget, et Casimir Pillot. Tous les quatre voudraient bénéficier des dispositions d'un récent édit royal qui ordonne que les maîtres en l’art et science de chirurgie exerçant purement et simplement la chirurgie sans aucun mélange de profession mécanique et sans faire aucun commerce ni trafic, par eux-mêmes ou par leurs femmes, soient exempts de la taille et non sujets a la taxe de l'industrie. De nouveaux privilégiés ! Mais où ira-t-on ? La requête des chirurgiens est repoussée : eux aussi seront taxés comme ã l'ordinaire.
Le cas des femmes veuves était examiné quelques semaines après le décès du mari. Une déclaration du roi rendue en leur faveur défendait, en effet, de les imposer à la taille et aux autres taxes royales lorsqu'elles déclaraient vouloir aller demeurer dans l'une des villes franches et qu'elles "exécutaient leur délogement dans les quarante jours de leur viduité". Cela permettait à certaines d'entre elles d'exercer une sorte de chantage sentimental. Je ne puis payer la somme qui était exigée de mon défunt mari et je suis résolue, si mes impositions ne sont pas considérablement réduites, à profiter des avantages que m'offre la déclaration royale. Allez-vous m'obliger à quitter ma famille et les lieux où j'ai toujours vécu ?... Cela se terminait généralement par un compromis. C'est ainsi que le 7 nov. 1745, le général de la paroisse était rassemblé devant la porte de l’église pour entendre la requête de Marie Salomon, veuve de Barthélémy Gatineau, boulanger. Elle demandait que sa part de taille fût réduite à une somme honnête, proportionnée à son état et faculté, afin qu'elle put vivre et élever ses enfants dont le dernier n'avait pas encore cinq ans. Les habitants voulaient-ils se contenter de 10 livres pour la taille, les autres impositions étant réduites à proportion ? En ce cas, elle ferait ce qu'elle pourrait pour payer. Sinon elle s'en irait. Le syndic et les habitants répondirent qu'ils souhaitaient que la veuve Gatineau continuât à faire sa demeure en cette paroisse et lui offrirent de payer,-non pas 10, mais 16 livres de taille pour la présente année, ses autres impôts pareillement réduits. Ils lui donnaient l’assurance qu'à l'avenir elle ne pourrait être augmentée qu'au sol la livre, a proportion des profits qu'elle ferait et à mesure que ses enfants grandiraient. À quoi la dite Salomon se soumit et de quoi il lui fut donné acte par Pillard, notaire royal.
Mais la mission des collecteurs ne se limitait pas à répartir entre les habitants le montant de la taille, il leur fallait encore en assurer le ramas, c'est-à-dire la perception; et cela n'allait pas sans difficultés ni complications. La menace d'une saisie n'effrayait guère les taillables récalcitrants; les plaideurs endurcis étaient fort nombreux.
En 1747. Jean Brillouet, laboureur a bœufs, exploitant la métairie de la Grange Ste Croix qui appartenait aux Feuillants, n'en finissait pas de payer une somme de 50 livres qu'il devait pour taille, capitation et autres droits. François-Jérôme Fromentin, collecteur de la taille pour l'année précédente, obtint contre lui un jugement ordonnant la saisie, sur l'aire de la métairie, de la moitié d'une barge de baillarge et du demi-quart d'une barge de froment.
Juan Mangou et Jean Petiteau furent établis commissaires séquestres. Ayant trouvé, un matin, le métayer et deux journaliers en train de battre le blé, ils revinrent le soir avec des sacs où ils pensaient recevoir le grain saisi. Mais Brillouet leur déclara qu'il fallait attendre que tout le blé battu fût vanné et nettoyé. Soit, ils attendraient. Quand le travail fut achevé, ils voulurent mesurer ce qui devait leur être délivré. Brillouet s'y opposa, disant que le blé ne se pouvait mesurer en l'absence de la maîtresse, la dame Roulleau, fermière générale des prieurés, a qui appartenait la moitié de la récolte. Ne fallait-il pas aussi prélever les semences et le métivage des mois en cours ? Les commissaires se résignèrent à prolonger leur attente. Ils demeurèrent jusqu'à ce que l'horloge de St Pierre eût sonné neuf heures. Brillouet les persuada alors de se retirer, jurant qu'ils n'avaient rien à craindre, que lui et son fils coucheraient contre le blé. Le lendemain, lorsque Mangou et Petiteau revinrent sur l'aire on leur dit que le blé ne se mesurerait que le soir, après qu’on aurait encore battu tout ce qu'on pourrait dans la journée Ils veillèrent donc tout le Jour a la garde du blé battu et de celui qui se battait. Vers le soir arriva la dame Roulleau et déjà les commissaires préparaient leurs sacs quand elle leur déclare tout net qu'ils ne devaient pas s'attendre a ce qu'aucune partie du blé leur fût remise. Ils haussèrent les épaules et, bien décides à passer outre, se mirent en devoir de prendre ce qui leur revenait Mais la dame repoussa le sieur Mangou avec une telle violence que le pauvre homme, qui était d'âge caduc, fut tombé s'il n'eut été soutenu par le sieur Petieau.
Ce que voyant, les deux hommes décidèrent d'aller querir un notaire et des témoins. Quand ceux-ci arrivèrent a la métairie, tout le blé était déjà en sacs et on achevait de le charger sur une charrette. Le notaire interrogea. Pourquoi le sieur Brillouet s'opposait-il à l’action légitime des commissaires. Le métayer répondit qu’il ne s’y opposait nullement. Intervenant alors, la dame Roulleau, dit que c’était elle qui s'y opposait et qu'elle faisait enlever avec le sien le blé constituant la part du dit Brillouet car cette part avait saisie a la requête du sieur Guionnet le hollandais en vertu d'un jugement antérieur a celui qu'avait obtenu Jérôme Fromentin. Elle avait à répondre du blé vis-à-vis de Guionnet lequel se trouvait privilégie par rapport à Fromentin Mais il y a plus de blé qu’il n’en faut pour payer Guionnet , fit remarquer le notaire. Non, la dame ne croyait pas qu'il y eut du surplus et même s’il y en avait, elle avait en répondre et ne permettrait pas qu'on en prélève la moindre quantité, ni blé battu ni blé à battre, pas plus de baillarge que de froment, ajouta-t-elle. Libre aux commissaires de demander acte de son refus Ayant dit, elle fit un signe et la lourde charrette sébranla, qu'elle faisait conduire chez elle.
Mangou et Petiteau étaient assez penauds mais le notaire, Me Pillard, qui avait déjà assisté à bien des scènes semblables, après avoir relaté les faits qui viennent d'être rapporté donna acte aux deux commissaires de leur diligence Ils n’en demandaient pas davantage
On comprend maintenant que les collecteurs désignés pour l'assiette et le ramas de le taille, quand ils n'avaient pas pu se dérober a cette charge, fussent désireux de s'en débarrasser le plus vite possible En 1727, le sieur Calon l'un des collecteurs choisis par le général de le paroisse, adressa une requête au président de l'élection de La Rochelle, demandant à être déchargé de cette collecte sous le prétexte qu'il n'était inscrit que depuis peu au rôle de la taille La requête iut envoyée au syndic et les habitants invités à en délibérer. Ceux-ci confirmèrent leur choix Ils demandèrent que le sieur Collon, sous le bon plaisir de MM les officiers de l’élection, exerçât la charge pour laquelle il avait été désigné et fut condamné aux dépens de l'instance qu'il avait formée.
Raoul Germond